Tribune publiée initialement dans Le Monde. Rédigée par Jean-François Doucède, greffier associé au tribunal de commerce de Bobigny et Olivier Goy, fondateur d’October, plateforme de prêt aux PME.
Cent milliards d’euros. La dernière estimation du montant total de la fraude fiscale française, établie par le syndicat Solidaires-Finances publiques, donne le vertige. Dans un contexte où la pression fiscale interpelle un nombre croissant de citoyens, la question des moyens attribués à la lutte contre la fraude redouble de pertinence. Car au-delà de la question de la taxation, le sentiment d’injustice est aussi directement lié à l’impunité associée à certaines délinquances fiscales, dont les méthodes éprouvées et l’inventivité ne cessent de créer de nouvelles failles qui viennent grever les finances publiques.
Or l’Etat a aujourd’hui à sa disposition des outils et compétences qui ne demandent qu’à être activés, et qui permettraient d’économiser des sommes considérables en luttant plus efficacement contre la fraude fiscale et sociale. Le numérique a sans conteste permis de dynamiser le monde entrepreneurial, en le rendant plus accessible à une part croissante de la population. Malheureusement, les facteurs de risque et la cybercriminalité ont crû parallèlement à l’explosion des pratiques numériques. Dès lors, les moyens de contrôle doivent s’adapter, afin de permettre à la puissance publique de lutter efficacement contre les sociétés fictives et la délinquance financière qui cannibalisent notre Etat-providence.
Certes, la diffusion de l’information légale des entreprises assurée par Infogreffe permet aux opérateurs économiques et financiers comme aux acteurs publics de disposer de données fiables et actualisées.
“ Mais notre système comporte encore de trop nombreuses failles, largement exploitées par les fraudeurs pour créer une myriade de sociétés fantômes qui servent de véhicule parfait pour mener à bien leurs escroqueries.”
Par chance, les possibilités offertes par la dématérialisation des formalités et la mise en commun de bases de données informatiques sont colossales. Les derniers mois ont d’ailleurs été synonymes d’avancées notables en matière de transparence économique et financière, avec l’introduction du Registre des bénéficiaires effectifs(RBE)à l’été 2017, qui facilite la détection de montages financiers destinés à tromper nos systèmes fiscaux et sociaux. Le Fichier national des interdits de gérer (FNIG) fait aussi figure d’avancée majeure, en empêchant toute immatriculation au Registre du commerce et des sociétés de personnes précédemment condamnées.
Il reste toutefois d’importants progrès à faire dans l’interconnexion des fichiers et bases de données nationales pour supprimer à la racine les possibilités offertes à tout délinquant un tant soit peu organisé et chevronné. Fraude à la TVA ; emplois fictifs susceptibles de générer des créances et indemnités salariales, voire des allocations chômage ; demandes indues de prêts, de subventions et d’aides publiques…, la liste des méfaits potentiels est longue, et résulte d’une extrême minorité de malfaiteurs récidivistes qui nuisent à l’ensemble de l’écosystème entrepreneurial.
Enrichir un outil existant
Alors comment faire face ? La première piste est de renforcer les méthodes de contrôle de la capacité juridique des dirigeants, aujourd’hui limitées pour le greffier à la vérification du casier judiciaire et de l’état civil des détenteurs d’un passeport français. Plus précisément, nous pouvons envisager d’enrichir un outil existant, tel le FNIG, en l’interconnectant en temps réel avec les bases de données informatiques des cartes d’identité et passeports d’une part, et des titres de séjour d’autre part. Cela permettrait de disposer d’un moyen de vérifier a priori l’identité d’un dirigeant et d’éviter tout risque d’usurpation et de tromperie manifeste – et donc la création d’entreprises fantômes vouées à exister le temps de mener à bien des opérations frauduleuses.
De la même manière, il serait possible de garantir la solvabilité d’une société dès sa création en s’assurant que le montant du capital social déclaré correspond bien à la réalité des comptes bancaires affiliés à l’entreprise. Pour cela, il suffirait de demander au chef d’entreprise de communiquer le numéro de compte attaché à l’entreprise au moment de son immatriculation, et de mettre en place un flux électronique connectant les greffes des tribunaux de commerce aux banques, afin de déceler instantanément toute tentative de manipulation. Cette connexion continue aux informations bancaires de l’entreprise faciliterait aussi la détection et le signalement de transactions suspectes, soutenant ainsi le travail des régulateurs tels que Tracfin.
Pour mettre en œuvre ces solutions, l’Etat pourra s’appuyer sur la collaboration renforcée entre, d’un côté, les autorités et régulateurs chargés de la lutte contre la fraude et le blanchiment, et de l’autre, des délégataires de service public à l’expertise juridique reconnue, tels que les greffiers des tribunaux de commerce. Techniquement, certaines plate-formes existantes disposent déjà d’une architecture adaptée à l’interconnexion entre fichiers et registres nationaux, au regard de ce qui a pu être réalisé avec Infogreffe pour le FNIG ou le RBE. Ne manque plus que la volonté de travailler de concert, et d’adapter les moyens de contrôle à l’ambition affichée en matière de justice fiscale.